Hannah Chalew, Nature of City, 2013.

Bernhard nous révèle l'essentiel quand il titre sa pièce du premiers vers d'un poème de Goethe, Über allen Gipfeln ist Ruh, dont l'une des traductions possibles est le titre que nous avons choisi : Sur tous les sommets, le calme.

Il ne se passera rien...

M. Moritz Meister (le ''Maître''), poète allemand, vit aux côtés de son épouse Mme. Meister dans une charmante ferme restaurée des Préalpes, véritable coin de paradis. Après vingt-deux années de labeur intellectuel, il vient d'achever l'écriture de la Tétralogie, ouvrage de plus de deux mille pages en quatre cent vingt-huit chapitres.

Au cours de cette journée typique, calme et agréable, Monsieur et Madame Meister reçoivent plusieurs visites : une jeune doctorante passionnée par le travail de l'écrivain célèbre, un facteur d'origine bulgare qu'ils accueilleront avec une condescendance de circonstance, un jeune journaliste, un éditeur...

Entre deux interviews sur son travail d'écrivain et entre deux repas, M. Meister fait part aux visiteurs de son intérêt incommensurable pour la vie des abeilles, pour l'archéologie, les voyages culturels, ou encore l'opéra… et d'un intérêt, tout aussi incommensurable, pour sa propre œuvre, définitive et absolue.

Sa femme, dont on comprend qu'elle a sacrifié sa prétendue carrière de pianiste pour celle de son époux, est sa première et inconditionnelle admiratrice, mais aussi la grande organisatrice de ses tournées et la complice suprême de cette immense brassage d'air organisé.

Cette situation figée, toute bernhardienne, (absence de péripéties, de début, de fin…) se prête admirablement bien à la construction d'une situation spectacle au sens du travail de la compagnie. C'est l'absence de fil narratif (ou son inconsistance) et la nature même de la pièce (de longues conversations ''culturelles'') qui donnent, de manière quasi-immédiate, une matière pour la construction d'une situation.

M. Moritz Meister, en compagnie de sa femme, sa ''manageuse'', est invité à présenter sa Tétralogie à l'occasion d'une rencontre dans un théâtre, type ''bord plateau''. Une table basse, le livre, deux chaises, un écran vidéo pour diffuser quelques images...Cette détente simulée prend alors l'allure d'un piège sournois quand les ''monstres'' se dévoilent peu à peu, trahis par leur propos où transparaît parfois l'insignifiance, la condescendance, la bassesse et le fascisme ensuite. Dans quel piège est-on tombés ? Le rire devient peu à peu nerveux, jubilatoire, oppressant, amplifié par la sensation que cette prise de parole des protagonistes est vraisemblablement interminable, nourris de digressions extrêmes.

Par ce rire, le spectateur participe activement à la situation qui commence alors à vaciller, se fissurer, à l'image de la pièce.

Par la suite, la situation s'ouvre à l'absurde, à la frénésie, voire à l'euphorie, au film d'angoisse, ou à un portrait de la vie contemporaine middle class... Car, après tout, ne sommes-nous pas conviés dans le salon de M. et Mme. Meister, dans leur intimité ? Et le couple ne pourrait-il pas être en train de s'inventer ce succès et cette notoriété publique ? Et pour quels motifs ? Attiser la flamme de leurs ébats ? Se redonner une consistance dans un contexte qui tend à les rendre flous ou inconsistants ? S'échapper de leur petit confort bourgeois, devenu aliénant ?...

Au-delà de la comédie, bien présente, c'est alors une tragédie qui finit par pointer le bout de son nez, multipliant les niveaux de lecture et apportant d'autres réponses et d'autres questions à ce qui relève du spectaculaire et du fictif dans nos modes de vie.